« Le génocide rwandais, un prétexte diplomatique pour le Rwanda et ceux qui veulent achever la reconfiguration de l’espace géopolitique de l’Afrique centrale et de l’Afrique australe au détriment de la RDC »
Ce 30 octobre 2024, dix ans, jour pour jour, vont s’écouler depuis que le Prof. Philippe Baudouin Biyoya Makutu, un des grands politologues et internationalistes congolais, a quitté la terre des hommes. Ce débatteur hors cadre, cet orateur hors du commun, qui repose pour l’éternité au cimetière Nécropole entre ciel et terre à Kinshasa, est parti sans partir. Tellement ses réflexions et ses analyses sur la situation de la RDC, de l’Afrique et du monde de l’après-guerre froide résonnent encore très fort dans le chef de beaucoup de Congolais et amis du savoir. Aussi restent-elles d’actualité.
Dans une interview accordée au journal Nouvel Elan peu après le 06 avril 2012, date du 18ème anniversaire du génocide rwandais, il notait que ce drame et tout ce qui en est résulté ont servi plus la cause de la mutation géopolitique qui consistait à déplacer le pouvoir de l’Afrique, de l’Afrique centrale, de la RDC vers l’Afrique australe, vers l’Afrique du Sud pour les nouveaux horizons. Ce génocide demeure un prétexte diplomatique aussi bien pour le Rwanda que pour tous ceux qui tiennent absolument à terminer la reconfiguration de l’espace géopolitique de l’Afrique centrale et de l’Afrique australe au détriment de la RDC. Et d’ajouter : « A partir du moment où les amis français ont laissé entrer en RDC un régime hostile à celui qui venait de s’installer au Rwanda avec armes, minutions, argent et autres ressources, il revenait aux Congolais de faire de la question de leur sécurité et celle du Rwanda la priorité des priorités sur le plan diplomatique. Malheureusement, ils n’ont pas été en mesure de le faire. Ils n’ont pas réalisé que les rapports de force étaient désormais modifiés et ont, sans doute, sous-estimé l’appui dont le nouveau pouvoir à Kigali allait recevoir de la communauté internationale. Non sans compter que cela pouvait durer dans le temps. Les Congolais ont ignoré que le contexte dans lequel s’effectuait cette mutation rwandaise était celui de la modification ou de la reconfiguration du rôle géopolitique de la RDC dans la géopolitique mondiale post-guerre froide».
Alors que le Congo n’a pas été à la base de la déstabilisation du Burundi, du Rwanda, voire de l’Ouganda, pays présentement en paix, on le rend, note le Prof. Biyoya, responsable du désordre du passé et de l’avenir et on structure cet avenir autour de la peur d’un cancer que l’on doit contenir. Avec une liberté limitée, il devient, par conséquent, un espace sous surveillance internationale. Et les laborantins de la géopolitique régionale ne cessent de vendre une trouvaille : « Pas donc de garantie de sécurité et d’indépendance pour le Rwanda, le Burundi, voire l’Ouganda, avec un grand Congo. Il faut donc un Congo réduit à la dimension de ces pays ».
Est-ce pour autant que les Congolais doivent croiser les bras et jouer aux défaitistes ? Non, dit, avec force le Prof. Biyoya, qui souligne qu’il faut réaliser nos limites et faire en sorte de les surmonter. Les Congolais doivent prendre conscience qu’ils sont artisans de leur avenir et que celui-ci ne doit être vu de façon unilatéraliste. Leurs trois administrations qui s’occupent des affaires du monde, à savoir les Affaires étrangères, la Coopération internationale et régionale et la présidence de la République n’arrivent pas à développer une véritable dynamique en rapport avec cet avenir communautaire qui doit devenir la priorité des priorités. Et de soutenir : «La priorité pour le Congo reste encore les mines. Ce n’est pas la dotation naturelle qui est notre avenir. Il faut inverser les priorités. La géopolitique et la stratégie doivent être des priorités. Nous devons y investir notre intelligence et notre ingéniosité. C’est en nous trouvant un ancrage dans la communauté internationale, en choisissant notre position, que nous allons nous donner les possibilités d’être perçus comme importants et aligner, en conséquence, l’usage que nous allons faire de nos ressources du sol et du sous-sol. L’avenir est dans une sorte de vision géostratégique».
Ci-dessous et en intégralité l’interview accordée en son temps à Moïse Musangana (journal Nouvel Elan) par le Prof. Philippe Baudouin Biyoya Makutu.
Six avril 1994 – 6 avril 2012. Dix-huit ans se sont écoulés depuis le génocide rwandais. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et, apparemment, la sous-région est calme. Mais, la RDC continue à payer le lourd tribut de ce drame qui semble avoir contribué au changement de la géopolitique dans cet espace. Est-ce votre avis ?
Le génocide aura été un moment de l’histoire non seulement du Rwanda, mais aussi de la région qui a produit un impact géopolitique régional dont les effets se font encore ressentir en RDC. Malheureusement, ce drame n’est pas devenu un agenda diplomatique ou géopolitique de la région, de l’Afrique ou du monde qui a semblé trouver de la compassion pour le Rwanda. Il aura, cependant, révélé un déficit de politique des droits de l’homme dans la région des Grands Lacs ; une région de l’Afrique centrale qui était structurée autour des institutions comme la CEPGL (Communauté Economique des Pays des Grands Lacs) qui n’avaient pas développé cette dimension (Ndlr : droits de l’homme).
Le génocide rwandais est un drame qui s’est produit dans une conjoncture géopolitique mondiale qui concernait pratiquement l’Afrique dans son ensemble. Nous étions dans une période charnière entre le monde de la guerre froide et le monde d’après celle-ci et les stratégies étaient en train de changer. En effet, l’Afrique du Sud émergeait en Afrique australe et l’Occident semblait se retirer de l’Afrique et cherchait un substitut à sa présence, un sous-traiteur de ses intérêts. Et, de par sa stature, l’Afrique du Sud s’est avérée cette puissance de substitution. Pendant ces temps malheureusement, la RDC connaissait une crise de taille, mieux une crise géopolitique, en ce sens qu’elle perdait les capacités de jouer le rôle que la géographie semble lui avoir donné, à savoir une nation centrale, une nation pivot en Afrique centrale.
Ce drame et tout ce qui en est résulté ont servi plus la cause de la mutation géopolitique qui consistait à déplacer le pouvoir de l’Afrique, de l’Afrique centrale, de la RDC vers l’Afrique australe, vers l’Afrique du Sud pour les nouveaux horizons. Le 18ème anniversaire du génocide rwandais demeure un prétexte diplomatique aussi bien pour le Rwanda que pour tous ceux qui tiennent absolument à terminer la reconfiguration de l’espace géopolitique de l’Afrique centrale et de l’Afrique australe au détriment de la RDC.
Le comble, c’est que 18 ans après la RDC ne semble pas disposer d’une diplomatie à même de lui indiquer une direction qui puisse lui permettre d’émerger et de trouver un quelconque rôle dans la région et en Afrique australe.
Le drame s’est déroulé au Rwanda des suites des ambitions politiciennes des Rwandais. Cette faute politique et géopolitique, voire humanitaire, s’est vite exportée en dehors du Rwanda au point que la RDC, qui en était victime et qui en paie le prix le plus fort à cause de son voisinage et de la porosité de ses frontières, est devenue, avec le temps, le responsable du désordre dans la région. Elle est perçue, d’une manière ou d’une autre, comme la nation qui aurait rendu possible la déstabilisation de la région et on lui fait porter l’entièreté du génocide du fait, notamment, des accointances de l’ex-Zaïre avec le gouvernement rwandais à la base du génocide. C’est le point de vue de certains laborantins de la géopolitique régionale qui soutiennent que la RDC a été indirectement liée à la géopolitique interne du Rwanda. Mais, il ne faut pas oublier qu’au moment où survient le génocide, le Rwanda était déjà en crise et que le régime Habyarimana était en conflit avec les Rwandais qui étaient en Ouganda. Le comble, c’est que la RDC n’a pas été en mesure de définir un réflexe de survie, d’autodéfense ou d’autoprotection par rapport à ce drame qui arrivait du Rwanda. Pour avoir été en relation avec le gouvernement déchu à Kigali, Kinshasa devait savoir que les nouveaux venus n’allaient pas être d’accord avec lui. En conséquence, il devait prendre toutes les précautions pour se tenir à l’écart de ce conflit et de ses conséquences. Et à partir du moment où les amis français ont laissé entrer en RDC un régime hostile à celui qui venait de s’installer au Rwanda avec armes, minutions, argent et autres ressources, il revenait aux Congolais de faire de la question de leur sécurité et celle du Rwanda la priorité des priorités sur le plan diplomatique. Malheureusement, ils n’ont pas été en mesure de le faire. Ils n’ont pas réalisé que les rapports de force étaient désormais modifiés et ont, sans doute, sous-estimé l’appui dont le nouveau pouvoir à Kigali allait recevoir de la communauté internationale. Non sans compter que cela pouvait durer dans le temps. Les Congolais ont ignoré que le contexte dans lequel s’effectuait cette mutation rwandaise était celui de la modification ou de la reconfiguration du rôle géopolitique de la RDC dans la géopolitique mondiale post-guerre froide. Jusqu’ici, ils n’ont pas encore travaillé pour montrer quelle était leur solution à cette question régionale. C’est curieux que les Congolais n’ont pas et ne cherchent pas à savoir comment est-ce la crise connue par leur ancien allié – leur propre domino qui n’avait pas la liberté politique et diplomatique de se définir sans eux – pouvait se répercuter chez–eux et conditionner, de surcroît, négativement leur devenir diplomatique. Ils ont abandonné la gestion de cette question aux Rwandais eux-mêmes. Ce qui compte aujourd’hui dans la gestion de la suite du génocide, c’est l’analyse qu’en fait le gouvernement rwandais ou ougandais.
Le génocide est survenu au Rwanda pour des raisons internes à ce pays. Mais, c’est la RDC qui se trouve au centre de toutes les craintes du monde du fait, notamment, que ses frontières sont poreuses, les rébellions rwandaise, ougandaise et burundaise y ont et y trouvent refuge et que les Congolais n’ont pas été et ne sont pas en mesure de les maîtriser et de les contenir pour sécuriser politiquement leurs voisins. En plus du génocide, les problèmes de ces trois pays constituent un fardeau stratégique sur le devenir de la RDC. Bref, le Congo est devenu un ventre mou. Il ne faut donc pas voir les choses seulement en termes de déficit de communication diplomatique, mais aussi en termes de déficit d’analyse géopolitique ou géostratégique. Sur un ensemble de points, les Congolais n’ont pas cherché à protéger leur indépendance.
Mais la CEPGL a été relancée et d’autres organismes ont été créés. N’est-ce pas là des initiatives pour résoudre cette question ou ce sont des sentiers battus ?
Sur initiative de qui la CPGL a été relancée ? C’est l’initiative de l’Union européenne, de la Belgique principalement. Ce n’est pas la RDC qui a réfléchi, qui a analysé et qui a fait la proposition à la communauté internationale et aux pays voisins. Même alors, la CEPGL a-t-elle été relancée à la suite des effets du génocide ? Que non. Il y a d’autres motivations.
Les Congolais n’ont pas gardé la cohérence stratégique dans la perception de la réalité régionale. La Conférence des Grands Lacs qu’ils ont initiée a été récupérée par les Nations unies. Il s’en est suivi une Conférence internationale sur les Grands Lacs qui a accouché du Pacte de Nairobi duquel se dégage l’analyse qui impose la solution à partir des faiblesses de la RDC. Celle-ci est perçue comme un danger pour la région, un pays qui n’est plus capable de sécuriser tout le monde. Au lieu de stabiliser l’ensemble de la région, on rend la RDC responsable du désordre du passé et de l’avenir et on structure cet avenir autour de la peur d’un cancer que l’on doit contenir. Le Congo devient, par conséquent, un espace sous surveillance internationale. Avec une liberté limitée. Devenu une préoccupation des puissances comme ce fut du temps de la création de la Conférence de Berlin, il n’est pas non plus compté comme partenaire dans la quête des solutions. Il est plutôt constitué gardien des normes créées par les autres et a le devoir de faire vivre des structures telle la Conférence internationale des Grands Lacs dont l’initiative lui a échappé. Il n’a pas été à la base de la déstabilisation du Burundi, du Rwanda, voire de l’Ouganda, mais ces pays sont présentement en paix parce qu’il est en situation de faiblesse et d’impuissance. Ce n’est donc ni la taille de la RDC ni ses ambitions qui devraient sécuriser les autres, mais plutôt la nouvelle convention, une forme de consensus sur le devoir de survie et de protection des pays qui seraient victimes de son retour à la grandeur. Pas donc de garantie de sécurité et d’indépendance pour le Rwanda, le Burundi, voire l’Ouganda, avec un grand Congo. Il faut donc un Congo réduit à la dimension de ces pays.
L’avenir du Congo est condamné dans ce contexte ?
Non. Les Congolais doivent prendre conscience qu’ils sont artisans de leur avenir et que celui-ci ne doit être vu de façon unilatéraliste. La meilleure façon d’assumer le contexte de cette mutation, c’est de comprendre que les logiques qui comptent aujourd’hui ne sont plus individualistes, mais plutôt communautaires. Il faudrait donc être capable de produire un horizon communautaire qui peut être régional ou continental. Le Congo n’est pas dynamique et entreprenant dans les structures communautaires que ce soit en Afrique centrale, en Afrique australe ou dans l’ensemble de l’Afrique. Ses trois administrations qui s’occupent des affaires du monde, à savoir les Affaires étrangères, la Coopération internationale et régionale et la présidence de la République n’arrivent pas à développer une véritable dynamique en rapport avec cet avenir communautaire qui doit devenir la priorité des priorités. La priorité pour le Congo reste encore les mines. Ce n’est pas la dotation naturelle qui est notre avenir. Il faut inverser les priorités. La géopolitique et la stratégie doivent être des priorités. Nous devons y investir notre intelligence et notre ingéniosité. C’est en nous trouvant un ancrage dans la communauté internationale, en choisissant notre position, que nous allons nous donner les possibilités d’être perçus comme importants et aligner, en conséquence, l’usage que nous allons faire de nos ressources du sol et du sous-sol. L’avenir est dans une sorte de vision géostratégique. Notre plus grande diplomatie, notre plus grande intelligence, notre argent et notre plus grande armée sera notre présence dans cette communauté internationale en y assumant des rôles qui soient incontournables. Nous devons avoir de l’influence. Qui en Afrique centrale et australe pourrait arrêter une action à cause d’une saute d’humeur de la RDC ? Bien au contraire. C’est contre la RDC malade que l’on prend des décisions. Nous avons là un obstacle, mieux une évolution géopolitique qui était inattendue. Nos diplomates n’ont pas été formés à gérer ce genre de contexte. Mais puisque ce contexte-là s’impose à nous aujourd’hui, nous n’avons pas à croiser les bras, il faut réaliser nos limites et faire en sorte de les surmonter.