Il devait se tenir, le dimanche 15 décembre 2024 à Luanda, un sommet tripartite au terme duquel un accord de paix historique, attendu par la SADEC et l’ensemble de la communauté internationale, devait être signé entre la République démocratique du Congo et le Rwanda. Le boycott dudit sommet par Paul Kagame, le Président rwandais soulève des commentaires et analyses à sens divers sur l’échec ou non de la diplomatie congolaise. Certains observateurs déplorent d’ailleurs le fait que le Président Félix Tshisekedi n’ait pas anticipé une « énième humiliation » du pays par son agresseur en refusant purement et simplement de rendre à Luanda. Notre point de vue affirme le contraire. Nous sommes convaincus que le boycott rwandais constitue, bien au contraire, la preuve tangible des progrès tactiques que réalisent progressivement la République démocratique du Congo, résultat de la mise en œuvre efficace de la stratégie des petits pas qui finissent par user la stratégie de l’usure du Rwanda. Toutefois, pour que ces gains tactiques se transforment en une victoire stratégique structurelle, il est essentiel que l’Etat congolais les consolide par des acquis tangibles en politique intérieure.
Dans la littérature de la conflictualité, la postérité retient deux des plus illustres théoriciens. Le chinois Sun Tzu et le Prussien Carl Von Clausewitz.
Si dans son traité « De la guerre », Clausewitz établit que l’objectif de la guerre est d’ôter à l’ennemi tout moyen de se défendre, « le soumettre à notre volonté » en le mettant « dans une position plus défavorable que le sacrifice que nous exigeons de lui », Sun Tzu postule dans l’« Art de la guerre », que l’habileté suprême dans un conflit « consiste à dominer l’ennemi avant le déclanchement des hostilités » … « l’art de la guerre chinois … devrait se traduire par des victoires sans coup férir ou tout au moins très peu meurtrières ».
La République Démocratique du Congo fait face à une guerre d’agression depuis près de trois décennies. En 2023, le Président Félix TSHISEKEDI s’était notamment faire élire sur la base de la promesse de mettre fin à la fin et restaurer l’intégrité territoriale du pays. Dans leur analyse de la stratégie congolaise, plusieurs observateurs s’interrogent quelques fois sur le sens de la riposte globale adoptée au point de considérer l’option levée par le Président congolais comme étant totalement incompréhensible voire naïf. A titre indicatif, on s’interroge par exemple sur le silence, voire l’attitude paradoxale de la RDC au sujet de l’implication évidente de l’Ouganda dans le conflit, alors qu’il est de notoriété publique que les groupes ou poches résiduels des M23 étaient gérés par l’Ouganda, avec lequel ils entretiennent d’ailleurs un certain niveau de relations au point même, toute proportion gardée, d’avoir constitué leur principale base arrière. La géographie de la dynamique des conflits l’ayant démontré à juste titre.
Tout bien considéré et en isolant les enjeux liés aux acteurs internes pour des raisons évidentes qui seront abordées dans une analyse ultérieure, il clair que l’approche stratégique congolaise a été manifestement portée par quatre variables simples :
1. La diachronie du conflit depuis 1994 et la compréhension de la configuration de la galaxie des acteurs ;
2. Le mobile primaire de l’engagement des différents acteurs, et par conséquent, le moteur des intérêts des uns et des autres ainsi que leur dynamique :
– Strictement économique et stratégique pour l’Ouganda ;
– Fondamentalement sécuritaire et, accessoirement économique, pour le Burundi ;
– Strictement économique pour la nébuleuse internationale (Etats et groupes d’intérêts divers privés), soutien financier et garante morale du conflit ;
– Essentiellement stratégique et économique pour les phares de la SADEC ;
– Profondément existentielle, passionnelle et économique pour le Rwanda.
3. Le découplage des acteurs face à la difficulté, voire l’impossibilité d’engager une confrontation directe et bien coordonnée contre l’ensemble de ces divers intérêts regroupés ;
4. La déconnexion et l’isolement de l’acteur rwandais, le plus acharné, compte tenu la dynamique de son engagement conflictuel relevé précédemment. Partant de l’idée logique qu’en dehors de l’acteur passionnel, tous les autres acteurs sont des ennemis contextuels susceptibles d’être transformés en alliés objectifs.
Cette grille d’analyse permet de se rendre compte à quel point le Rwanda, particulièrement le régime de Paul Kagame, apparait progressivement victime de son propre socle stratégique face un ennemi, le Congo, aujourd’hui lucide et déterminé.
L’analyse diachronique de l’engagement rwandais dans la crise sécuritaire congolaise sur les trois, voire quatre dernières décennies, permet de mieux saisir cette grille.
Il sied, en effet, de noter qu’après l’échec de la première phase d’action directe (entre 1996 et 2000), qui devait mener au démantèlement du territoire congolais et lui aurait permis, profitant de l’autodétermination des provinces de l’Est, soit de disposer d’un Etat fantoche ou, idéalement, d’un territoire tampon qu’il aurait progressivement intégré dans son espace géophysique pour étendre son espace vital, s’octroyant du même coup un réel avantage géostratégique et géoéconomique, le Rwanda a totalement misé sur une stratégie de l’usure. Certain de faire tomber le fruit de ses espoirs une fois mûr. A cet effet, le régime rwandais était certain de compter sur :
1. La fatigue et le délitement du ciment national congolais, secret de l’échec de la première phase de l’action ;
2. La fragilité continue (politique et militaire) du régime de Kinshasa dont la multiplication de défaillances stratégiques, conscientes ou non, allait servir d’accélérateur au premier facteur ;
3. Le soutien inconditionnel des alliés stratégiques de la nébuleuse internationale dont l’action ferme et pérenne devait renforcer l’efficacité du facteur précédant. Les prises de position claire des présidents français Nicolas Sarkozy en mars 2009 et Emmanuel Macron en mars 2003 ont été à cet égard particulièrement édifiantes.
Il est vrai que cette dynamique stratégique s’est opérée sans encombre et de manière quasi-chirurgicale. Mais comme dans tout montage stratégique, le régime rwandais, pris dans l’usure de sa propre stratégie d’usure, a manqué de prendre en compte trois facteurs perturbateurs que son acharnement passionnel a eu du mal à intégrer, ou qu’il refuse inconsciemment d’appréhender. Il s’agit de :
1. La dynamique géopolitique globale perturbant les équilibres stratégiques initiaux ayant prévalu à l’époque du bouleversement post-guerre froide URSS – USA et à la faveur desquels équilibres, l’apogée de l’ordre néolibéral occidental imposait un ordre international monolithique ;
2. L’émergence d’un ordre international multipolaire qui impose un recadrage des rapports de forces et offre des alternatives stratégiques qui repositionnent la République Démocratique du Congo au cœur du jeu géopolitique mondial, à l’image du contexte imposé par la précédente guerre froide, poids dont le Rwanda ne dispose nullement nonobstant ses arguments éthiques ;
3. Les dynamiques politiques internes en République Démocratique du Congo et l’arrivé au pouvoir d’un régime politique aux reflexes souverainistes plus affirmés et tirant profit, par des petits pas, des atouts stratégiques qu’offrent le nouveau contexte géopolitique global.
Contrairement à ce que d’aucuns peuvent penser ou ce que la propagande rwandaise peut alléguer, le round raté de Luanda, participant de cette géniale démarche de petits pas congolais, a éteint encore un peu plus le prestige et l’image hier reluisante du Rwanda. La politique internationale étant affaire, certes d’intérêts, mais également de symboles, le boycott de la rencontre de dimanche par le Paul Kagame ne devrait pas être perçu au regard des « attentes protocolaires » du rendez-vous. De ce point de vue, l’absence du Rwanda est clairement un camouflet diplomatique pour l’Angola, un dénigrement supplémentaire dont le Congo aurait pu se passer. Plusieurs acteurs politiques internes et une partie de l’opinion publique congolaise avait d’ailleurs, à juste titre, affirmé leur méfiance.
Mais cela est une lecture au premier degré.
Au second degré (lecture la plus importante), le boycott de Paul Kagame a rendu compte de deux évidences, très avantageuses pour le Président Félix TSHISEKEDI et la République Démocratique du Congo :
– La première évidence c’est la preuve incontestable d’un réel inconfort de la position rwandaise, de sa notable perte d’influence et, par conséquent, de l’usure de sa stratégie d’usure au Congo. Ce boycott « à la dernière minute » prouve 4 l’affaiblissement stratégique de Paul Kagame qui, de fait, a conforte les arguments congolais sur l’illégitimité de sa guerre dite préventive sur le territoire congolais ;
– La deuxième évidence c’est l’habilitation du prestige symbolique du Président congolais qui, sans pour autant avoir gravement perdu la face sur le plan militaire, a donné la preuve de sa bonne foi. Au demeurant, il a crédibilisé la légitimité internationale d’un éventuel recours à la force directe du Congo sur le Rwanda. Affrontement direct dont tout le monde sait que le Rwanda n’a aucune chance de gagner dans la durée.
La leçon la plus remarquable à tirer de ce sommet raté de Luanda du dimanche 15 décembre 2024, c’est le fait que la République Démocratique du Congo soit parvenue, par des petits pas depuis 2019, à accrocher le Rwanda dans ce processus diplomatique spécifique, se sortant du même coup du bourbier diplomatique dans lequel il était entrainé durant plus de deux décennies dans les précédents processus. A travers ce cadre diplomatique, le Congo a solidement fait acter comme argument de discussion la fin de l’amalgame dont se servait toujours le Rwanda entre les motivations de conflits internes à gérer par des mécanismes internes, d’une part, et les prétentions sécuritaires de l’Etat rwandais, d’autre part. Ainsi donc, seules ces dernières prétentions sont susceptibles de faire l’objet de discussions bilatérales. Le boycott rwandais, résultat de son irritation, est justement dû à sa prise de conscience, tardive, de son erreur stratégique. Mais une erreur malheureusement dorénavant irréversible. Le Congo ayant, au demeurant, l’avantage des leviers géoéconomiques supplémentaires que lui confère la dynamique du nouveau contexte géopolitique global.
Toutefois, aussi belle que soit cette victoire symbolique, fruit d’une intelligence diplomatique remarquable, elle demeure strictement tactique.
Pour la transformer en une victoire stratégique, le Président Félix-Antoine TSHISEKEDI doit absolument consolider ces acquis diplomatiques par des initiatives tangibles et efficientes sur le plan de la politique interne dont le résultat mènera à l’amélioration globale et substantielle de la sécurité sociale des Congolais. Cela va de l’efficacité du gouvernement en terme de relèvement du pouvoir d’achat des congolais, à l’amélioration et au développement de la qualité des infrastructures, en passant par le redressement de l’efficience de l’appareil judiciaire.
C’est en cela, par exemple, que des initiatives ambitieuses et, d’ailleurs soutenables, telles que celles de la réforme voire de la révolution constitutionnelle trouveront, à priori ou à posteriori, leur véritable bien fondé et la République Démocratique du Congo retrouvera sa place naturelle dans le concert des nations.
Tribune
Professeur IYOKA Otangela-N’kumu Jean-Bedel
Docteur en Sciences Politiques,
Diplômé du Collège des Hautes Etudes de Stratégie et de Défense,
Conservateur des archives.
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