Dans cette interview exclusive, l’abbé Paul Augustin Madimba, éducateur passionné et curé de la paroisse Saint Damien à Ngaliema (Kinshasa), dresse un bilan saisissant de la gestion des mouvements populaires et des manifestations en République démocratique du Congo depuis l’indépendance. À travers ses 33 années de sacerdoce et son implication dans l’éducation des générations, il nous livre son analyse lucide des défis politiques et socioéconomiques du pays. À l’heure où la classe politique semble se diviser et où les peuples se sentent abandonnés, l’abbé Madimba nous invite à réfléchir sur la véritable transformation que le Congo mérite, tout en soulignant les enjeux de la révision constitutionnelle et les lacunes de la gestion des richesses nationales. Une vision sincère d’un homme profondément engagé, nourrie par son expérience de vie et sa foi inébranlable.
Interview
Comment la classe politique congolaise a-t-elle géré les mouvements populaires et les manifestations depuis l’indépendance, et quel bilan peut-on en tirer 60 ans après ?
Bon, une partie de l’événement qui a précédé ces manifestations, c’était le match de football. Les gens qui sont sortis du stade ont commencé à faire du bruit et à saccager. Il n’y avait pas de leader qui ait donné le mot d’ordre. C’était un mouvement spontané de la population, sans leader. L’ABAKO a essayé de récupérer cela à son avantage, car un meeting était prévu. Après le 4 janvier, il y a eu d’autres manifestations, mais le peuple, la masse qui a manifesté, ne s’est jamais retrouvée. On peut citer plusieurs mouvements : le 4 janvier, le 4 juin 1968, voire 1969 avec les étudiants. Plus récemment, il y a eu les marches des chrétiens. Il y a eu de nombreuses marches en 2016, mais à la fin, la population ne s’est toujours pas retrouvée. Il y a toujours une classe qui récupère les éléments de la population pour réclamer un droit, et une fois son objectif atteint, elle prend le devant de la scène.
Car, si le 4 janvier est célébré aujourd’hui, c’est peut-être parce que c’est lié à l’indépendance, mais le 16 février, on a vu des chrétiens être abattus. Le 4 juin, des étudiants ont été tués, mais il n’y a jamais de jours fériés pour ces événements. Parce que, dès que celui qui prend le pouvoir passe de l’autre côté, même s’il est dans l’opposition, il fait taire tout le monde. C’est ainsi que nous en sommes arrivés là, sans repères historiques véritables. On profite des situations pour en faire de la publicité, mais au fond, il n’y a rien.
Le 2 août 1998, la guerre du RCD a commencé à Kinshasa. Et comment ce 2 août est-il passé ? Il y a eu des gens qui sont morts, parce qu’il n’y avait pas d’électricité. Que fait-on à ce sujet ? À part le marché de la liberté que Mzee a offert aux habitants de Tshangu, qu’est-ce qui est resté à la fin ? Rien. C’est pour dire que la masse congolaise s’exprime d’une manière ou d’une autre, mais les politiques congolais récupèrent cela pour leur propre avantage, pas pour servir le peuple, car le peuple ne s’est jamais retrouvé depuis ce 4 janvier-là. Le peuple a été le dindon de la farce. Il a été dupé par sa classe politique et ses intellectuels. Jusqu’à aujourd’hui, c’est la même chose.
Nous n’avons donc pas assumé cette indépendance. En effet, 60 ans après, nous sommes incapables de mettre en place des textes solides pour régir la gestion du pays, des structures, et des créations. Car, 60 ans après, le Congo est resté là où les Belges l’avaient laissé. Qui peut me citer, aujourd’hui, une université que l’État indépendant a construite dans le pays ? Qui peut citer une école à la hauteur de l’Athénée de la Gombe que l’État a construite ? Nous sommes restés là où les Belges nous ont laissés et, au lieu de dépasser ce niveau, nous sommes, au contraire, en train de nous embourber davantage.
Avez-vous l’impression que les manifestations populaires en République Démocratique du Congo sont récupérées par la classe politique, sans qu’il y ait véritablement de reconnaissance des victimes ?
Oui. Le 4 janvier, c’était la masse qui manifestait. Nous ne connaissons même pas les noms de ceux qui sont morts le 4 janvier. On ne sait pas. C’était la masse, donc les politiciens ont seulement saisi l’opportunité de l’action, mais ils ne se sont pas intéressés à ceux qui sont morts. De la même manière, ceux qui sont morts le 16 janvier ou le 16 février, on n’en parle pas. Aujourd’hui, à peine peut-on évoquer les deux, comme Kapangala, mais les autres, qui sont morts autour d’eux, sont oubliés. Tout cela faisait partie de la lutte pour une certaine liberté. C’est comme si, malgré le départ des Belges, les Congolais qui sont venus au pouvoir étaient des Congolais de peau, mais portant une casquette coloniale. Car aujourd’hui, les Congolais sont divisés. Lorsque des manifestations ont lieu, où ira la masse congolaise ? Elle sortira pour casser, même si, soi-disant, elle agit pour ses propres intérêts. Mais au fond, c’est parce qu’elle porte en elle une colère sourde. Aujourd’hui, cette colère monte de plus en plus. Lorsqu’un Congolais se lève et qu’il n’a ni électricité ni eau, qu’il ne peut pas se déplacer faute de transports, et qu’il voit passer devant lui des voitures tout-terrain pleines de gens qui ne respectent même pas le code de la route, c’est lui, le pauvre Congolais, qui en souffre. Alors, qu’est-ce qui monte en lui ? C’est la haine et la rancœur.
Face aux défis persistants, devons-nous repenser ou reconstruire certains aspects pour retrouver une certaine normalité ? Ou bien sommes-nous engagés sur une pente irréversible menant à la descente aux enfers ?
Il semble que nous soyons pris entre les deux. En effet, la classe politique, qui donne l’impression d’être plus mûre et responsable, nous conduit aujourd’hui dans une impasse. Car, hier encore, c’était la même classe qui s’unissait contre un individu. Cet individu est parti, et désormais, ils se divisent entre eux. Nous assistons à l’émergence de nouveaux groupes. Plutôt que de chercher à transformer le système, on s’attaque à des individus. Lorsqu’un dirigeant disparaît, comme Mobutu par exemple, tout le monde se précipite à critiquer son héritage. Certes, Mobutu est parti, mais ceux qui l’ont suivi n’ont rien apporté de nouveau. Ils ont continué à emprunter les mêmes chemins, et la situation reste inchangée. Et dans tout cela, le peuple se retrouve toujours, malheureusement, comme le dindon de la farce.
Dans un contexte où l’insécurité demeure particulièrement préoccupante à l’Est, comment évaluer les efforts du gouvernement en matière de redressement socioéconomique, notamment à travers le Programme de Développement des 145 territoires ? Ces initiatives suffisent-elles à transformer durablement le pays ?
C’est un début, certes, mais il est difficile de dire que cela suffit, car il existe des éléments qui manquent encore. Une partie des richesses du pays n’est pas correctement gérée. Une autre partie de la population se trouve dans une situation délicate, partagée entre fuir la forêt et tenter de rester dans son village. Tout cela ne permet pas un véritable développement. Le Congo ne peut se développer sans l’ensemble de son territoire, car tout est interconnecté. Les efforts du gouvernement doivent donc se poursuivre, mais pour qu’on parvienne à une véritable transformation, il est nécessaire que la classe politique, celle-là même qui a conduit le pays dans cette situation, se réunisse pour discuter franchement. Ils doivent se demander : qui a fait quoi pour que, après trente ans, le Congo soit dans cet état ? Car pendant que certains se battent pour la cause nationale, d’autres cherchent à poursuivre leurs propres intérêts. Il y a encore ceux qui, comme en 1960, cherchent à imiter les colonisateurs. Lorsque les Belges sont partis, certains Congolais ont même pris leurs voitures et ont continué à utiliser les biens laissés derrière. Aujourd’hui, c’est pareil. Certains se battent pour obtenir des privilèges personnels, comme des cortèges ou de grandes villas, sans penser à l’intérêt du peuple. Mais à qui ces actions profitent-elles réellement ? Pas au peuple, en tout cas.
Face aux discussions sur une éventuelle révision ou modification de la Constitution, quelles perspectives et priorités envisagez-vous pour la République Démocratique du Congo en 2025 ?
À mon avis, si nos dirigeants politiques et intellectuels sont sincères, ils devraient proposer une approche plus inclusive. Il faudrait regrouper tous les textes constitutionnels que le Congo a connus depuis 1960, qu’il s’agisse de la loi fondamentale, de la Constitution de 1960 ou de celle de 2006. Tous ces textes devraient être réunis et examinés dans leur ensemble. Nous avons des constitutionnalistes compétents qui pourraient les analyser pour identifier ce qui ne fonctionne pas, ce qui doit être modifié, supprimé ou ajouté. Ces différents textes émanent de la classe politique congolaise, et il est possible que certaines décisions aient bien fonctionné à leur époque. Prenons l’exemple du MPR, qui a produit de nombreux textes, comme le manifeste de la N’selé. La conférence nationale souveraine et les accords de Sun City ont aussi produit des textes, sans oublier la Constitution de 1964 issue de Luluabourg, qui a été rédigée par un groupe de Congolais.
En 1967, après la prise de pouvoir par Mobutu, un nouveau texte a été élaboré pour justifier le pouvoir du MPR. Cela ne signifie pas que le simple fait que le MPR ait été un parti-État rendait tous les autres aspects du texte mauvais. Il s’agit de contextualiser et de moderniser ces documents pour qu’ils ne soient plus associés à un individu ou un régime particulier, mais qu’ils deviennent le produit collectif de la réflexion des Congolais.
L’idée serait de regrouper tous ces textes et de les soumettre à une analyse approfondie, à l’instar de ce qui a été fait pour la Bible. La Bible n’a pas été écrite par un seul individu, mais par un ensemble de personnes, y compris les apôtres et les premiers disciples du christianisme. Un comité de 70 personnes a été réuni pour sélectionner les écrits et produire un texte final qui allait constituer la base de la foi chrétienne. Si cela a pu être fait pour la Bible, pourquoi ne pourrions-nous pas adopter une approche similaire pour notre Constitution ?
Ainsi, en utilisant cette méthodologie, nous pourrions réunir tous les textes existants, faire appel à la faculté de droit constitutionnel et à d’autres experts pour produire un texte unique qui pourrait ensuite être proposé à la nation. Cela permettrait de dépersonnaliser la révision de la Constitution et de travailler sur une base solide et collective.
Monsieur l’abbé, après 33 années de sacerdoce, quels enseignements tirez-vous de cette vie consacrée à Dieu, à la communauté et à vos fidèles ?
Ces 33 années me permettent d’exprimer toute ma reconnaissance envers Dieu qui m’a utilisé dans un domaine pour lequel je ressens une véritable passion : l’éducation des enfants. Aujourd’hui, je ressens une grande fierté lorsque je croise dans la rue, dans certains bureaux ou dans d’autres lieux, mes anciens élèves ou leurs parents, qui me connaissent depuis des années. Certains d’entre eux, que j’avais connus tout petits il y a trente ans, viennent à moi, et je vois qu’ils reconnaissent l’impact que j’ai eu dans leur vie. Ils me disent que ce que j’ai semé en eux les aide à réussir dans leurs vies. C’est cela la véritable joie, et c’est ce qui me comble aujourd’hui.
Je me souviens que le père Eleo Sangamawamba m’avait posé la question si j’étais capable de suivre mes élèves, comme l’avait fait le Père de la Quiétude, qui avait œuvré sans relâche pour que le professeur Thomas Kanza, d’heureuse mémoire, puisse être inscrit à l’université de Louvain en Belgique. À l’époque, les noirs n’avaient pas le droit d’étudier en Belgique, et le Père de la Quiétude avait tout mis en œuvre pour permettre à Thomas Kanza de réaliser ce rêve. Malheureusement, il est décédé avant que ce dernier puisse terminer son parcours universitaire.
Quant à moi, j’ai eu la chance de voir mes élèves terminer leurs études universitaires, occuper des postes importants, et je suis encore là pour en témoigner, ce qui est une grande bénédiction. Je rends donc grâce à Dieu pour cela. Parmi mes élèves, certains sont devenus prêtres, d’autres pasteurs, et j’ai même eu l’opportunité d’accompagner des enfants de familles musulmanes. Tout cela n’est possible que grâce à l’œuvre de Dieu, et je ne peux que Lui rendre grâce pour tout ce qu’Il a permis à travers mon humble service.
Que souhaitez-vous dire en conclusion aux chrétiens, pour les encourager à maintenir leur foi face aux tentations et aux promesses de bien-être matériel qui, parfois, les éloignent de leurs convictions spirituelles ?
À mes chers chrétiens, je leur dirais simplement de tenir bon. Les temps sont difficiles, comme on dit. Nous sommes soumis à de nombreuses tentations, en particulier celles liées au bien-être matériel. Aujourd’hui, beaucoup de Congolais s’éloignent de la pratique de la foi parce qu’ils n’ont pas accès à un certain confort. Même s’ils souhaitent rester fidèles là où ils sont, dès qu’on leur offre une promesse de travail ou d’autres avantages, ils sont tentés de partir, car la quête du bien-être est humaine. Pourtant, le véritable bien-être ne peut être atteint si nous manquons des essentiels. C’est dans ces moments de vulnérabilité que nous devons garder notre foi, car c’est elle qui nous protège de tout dérangement extérieur.
Propos recueillis par Christian Kamba et Pitshou Mulumba