Le guitariste Pépé Felly Manuaku est considéré comme le précurseur de la troisième école de guitare dans la rumba congolaise. Cofondateur de l’orchestre Zaïko Langa Langa, il est l’inventeur de la mélodie appelée « Sebene ». Celui que les mélomanes ont baptisé le « magicien de la guitare », réside actuellement en Suisse. Dans cette interview accordée à notre correspondant en France, Robert Kongo, il parle de l’orchestre Zaïko Langa Langa, qu’il ne regrette pas d’avoir quitté en 1980, et de la musique, l’art dans lequel il trône avec discrétion.
Pépé Felly Manuaku, guitariste de renom, qu’êtes-vous devenu ?
Je n’ai pas changé, je suis toujours le même. Je continue à explorer les sphères sonores, à apprendre les harmonies et à travailler mon instrument. Aujourd’hui, je suis plus focalisé sur la transmission du savoir musical.
Pourquoi ce long silence ?
C’est une option. Vous savez, plus on avance en âge, plus on a besoin de se créer un espace de quiétude et laisser la place aux jeunes qui s’illustrent dans le métier. Au fond, je n’ai pas vraiment disparu comme les gens pourraient croire ou penser. Simplement, je n’évolue plus dans le ghetto. De temps en temps, je joue dans les grandes circonstances. De plus, j’enseigne un peu partout, notamment à l’Institut National des Arts (INA) à Kinshasa, en RDC. Et il fut une période, j’étais professeur visiteur à l’université de Limerick en Irlande dans la section World Music où j’ai essayé de pédagogiser la rumba.
En 2009, vous avez ouvert une école de musique à Kinshasa, en RDC, « École de culture Le Griot ». Existe-t-elle encore ?
Malheureusement, elle n’existe plus. Les inciviques l’ont pillé, une partie du matériel a été saccagée, brûlée ainsi que mon véhiculé. J’ai saisi un avocat et l’affaire a été portée devant le tribunal. À ce jour, le dossier n’a toujours pas été pris en compte. C’est décourageant.
Vous êtes le créateur de la troisième école de guitare dans la rumba congolaise. Les deux autres écoles ont été créées par Franco Luambo Makiadi du TP Ok Jazz et Dr Nico Kassanda de l’African Fiesta Sukisa, un ancien de l’African Jazz avec Grand Kallé Jeff. Que vous inspire cette reconnaissance ?
Je ne prends pas la grosse tête pour cet aveu. Pour moi, c’est une mission. Cette mission pouvait être attribuée à quelqu’un d’autre. Grâce à Dieu, la nature des choses a fait que ça soit moi. La personne qui m’a ouvert les yeux en la matière, c’est le grand-frère du Dr Nico, Papa Dechaud Mwamba. Lorsqu’il m’avait reçu chez lui, il m’a expliqué la genèse de la rumba congolaise et les influences qui ont révolutionné ce genre musical. Il m’avait beaucoup félicité en me disant ceci : « Mon jeune garçon, avec ta guitare, tu joues la musique traditionnelle du Congo ». Depuis ce jour-là, j’ai compris que je faisais la musique traditionnelle. Donc, ma guitare est et reste traditionnelle. Au fait, dans la rythmique que je joue, si on retirait la mélodie afin de garder juste le battement de la musique, c’est le tam-tam du Congo qui résonnerait. C’est le Sebene que joue Manuaku. Et Manuaku a apporté ce Sebene-là. Les aînés avaient déjà commencé le travail, Manuaku est venu scientifiser cette musique.
Votre talent de guitariste a incontestablement marqué l’essence rythmique de Zaïko Langa Langa que vous avez quitté en 1980 pour fonder le groupe Grand Zaïko Wawa. Pourquoi êtes-vous parti de Zaïko Langa Langa ?
C’est une longue histoire. Mais, je pense que c’est normal. Toute chose a un début et une fin. Je crois sincèrement qu’au sein de Zaïko Langa Langa, j’avais une mission à accomplir, et cette mission ayant pris fin, il fallait passer à autre chose. Je profite de l’occasion pour remercier les collègues qui ont œuvré avec moi au sein de ce groupe musical et m’ont permis d’atteindre ce niveau. Sans eux, je ne serai jamais l’artiste que je suis devenu.
Vous avez inventé une mélodie appelée « Sebene » et vous êtes devenu « l’âme de Zaïko Langa Langa ». 45 ans après, ne regrettez-vous pas de l’avoir quitté ?
Je ne regrette rien. Car, en quittant Zaïko Langa Langa, je me suis découvert la capacité de pouvoir élever mon niveau artistique. Surtout, j’ai fait émerger des talents qui étaient méconnus. Je peux citer entre autres le général Defao, Otis Mbuta et Shimita. Aujourd’hui, je suis fier que l’on parle d’eux sur la scène musicale congolaise, africaine. Je me suis découvert aussi le talent d’un transmetteur de la connaissance, un enseignant. Je suis ainsi sorti de cette musique du ghetto. Au moment où je vous parle, je ne suis plus un musicien local, je suis devenu un musicien de stature internationale. À présent, j’arrange la musique pour les Colombiens, les Péruviens, les Français, les Africains…
Évoluant toujours au sein de Zaïko Langa Langa, vous avez monté, en 1978, avec Ray Lema, l’orchestre Les Ya Tupas. À quoi vous a servi cette expérience ?
Cette expérience m’a ouvert les yeux. Je remercie mon aîné, Ray Lema, avec qui j’ai eu le temps de collaborer et de comprendre beaucoup de choses en musique. Il avait fait le tour de la RDC, Zaïre à l’époque, et a enregistré les musiques traditionnelles de toutes les provinces. Et l’aboutissement de ce projet avait donné naissance à la création du ballet national et du théâtre national. Grâce à lui, j’ai cerné la richesse cachée de nos musiques traditionnelles. Et avoir travaillé aux côtés de ce grand Monsieur, que je respecte, a éveillé mon intérêt pour la conception, la construction et l’analyse de la structure musicale.
Vous avez côtoyé des grandes stars de la musique internationale comme Jimmy Cliff, la star de la musique jamaïcaine, le chanteur Français, Jacques Higelin, et autres. Quelle leçon avez-vous tiré de cette collaboration ?
De cette collaboration, j’ai tiré une seule leçon : l’humilité.
Figure emblématique de la musique congolaise moderne, mais vous êtes peu connu du grand public. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
C’est parce que je ne suis pas un prétentieux ou un vaniteux. Ce comportement n’est pas dans ma nature. Vous savez, il y’a quelque chose de plus haut que l’orgueil, et de plus noble que la vanité, c’est la modestie. C’est ça Manuaku.
Aujourd’hui, si on vous proposait de participer à une production de Zaïko Langa Langa, l’accepteriez-vous ?
Avec plaisir. Je suis l’un des fondateurs de Zaïko Langa Langa. Nous sommes, Papa Wemba et moi, les deux piliers de l’existence de ce groupe musical. Ce fut un certain 24 décembre 1969, sur Popokabaka n°10, dans la commune de Dendale, actuellement Kasa-Vubu, à 18h (Rire).
Quel regard portez-vous sur la musique de Zaïko Langa Langa d’aujourd’hui ?
La musique est profondément ancrée dans notre monde, elle doit s’adapter à son évolution. Ce que produit Zaïko Langa Langa, aujourd’hui, reflète les aspects de la société actuelle.
Propos recueillis par Robert Kongo, correspondant en France