Joseph Kindundu Mukombo, ancien élève de l’école des Frères Joséphistes de Kinzambi, diplomate et chercheur, se souvient : à quatorze ans, il découvre Valentin-Yves Mudimbe, et son œuvre transforme sa perception du monde. À travers Entre les eaux, il comprend déjà les tensions entre tradition et modernité, Afrique et Occident, foi et raison. Romancier, philosophe, historien et anthropologue, Mudimbe a consacré sa vie à décortiquer les récits imposés sur le continent africain, révélant les mécanismes d’aliénation intellectuelle et les voies d’une pensée autonome. Selon Kindundu Mukombo, son œuvre est une architecture critique, un phare qui éclaire la complexité des identités africaines et la nécessité d’une conscience libre. Naviguer « entre les eaux » devient ainsi, grâce à Mudimbe, le creuset même de la liberté et de la création.
Infos27
Tribune de Joseph Kindundu Mukombo
Rencontre avec un géant : l’héritage incandescent de Valentin-Yves Mudimbe
Je me souviens de la chaleur de Kinshasa, de la lumière dorée filtrant à travers les fenêtres de notre salon. J’avais quatorze ans, j’étais un élève de l’Athénée de la Gombe, le monde était un puzzle dont je commençais à peine à deviner les contours. C’est dans ce contexte, entre l’adolescence et l’âge adulte, entre les certitudes apprises et les doutes naissants, que mon père m’a tendu un disque. Ce n’était pas un album de musique, mais la lecture d’un livre. Sur la pochette, un nom d’auteur qui allait devenir une boussole : Valentin-Yves Mudimbe. Le titre, énigmatique et puissant : « Entre les eaux. »
Je l’ai écouté, captivé, comme on reçoit une confidence. La voix, grave et posée, décrivait le déchirement du père Pierre Landu, un prêtre catholique africain tiraillé entre sa foi, son engagement pour la justice et les appels de la « terre », du monde séculier et des siens. Ce n’était pas qu’une histoire ; c’était un écho. A quatorze ans, on est précisément « entre les eaux » : entre l’enfance et la maturité, entre le monde de l’école et celui de la rue, entre les traditions familiales et les sirènes de la modernité. Le combat de Pierre Landu, son questionnement sur l’authenticité de son engagement et l’endroit d’où il parle, résonnait étrangement avec mes propres interrogations d’adolescent. Mudimbe, à travers ce récit, me tendait un miroir d’une rare intelligence : il légitimait le doute, il faisait du déchirement intérieur le terreau d’une possible lucidité.
Cette première rencontre, aussi forte soit-elle, n’était que la porte d’entrée d’un palais intellectuel bien plus vaste. Fasciné, je me suis mis en quête de l’auteur. Qui était cet homme capable de mettre en mots une si profonde dialectique intérieure ? J’ai alors découvert, non sans une certaine stupeur, l’immensité de l’érudit. Valentin-Yves Mudimbe n’était pas seulement un romancier talentueux ; il était philosophe, historien, anthropologue, philologue, poète. Un véritable « homme de la Renaissance » africain, dont l’œuvre entière constitue une archéologie critique de la connaissance sur l’Afrique.
Je me suis plongé dans ses essais, avec la fougue et l’incomplète compréhension de la jeunesse. Des titres comme L’Odeur du père ou L’Autre Face du royaume m’ont ouvert des abîmes de réflexion. Mais c’est avec L’Invention de l’Afrique que le vertige intellectuel a atteint son paroxysme. Mudimbe y démontrait, avec une rigueur implacable, comment le continent africain avait été « inventé » par le regard occidental, à travers les discours des missionnaires, des anthropologues et des colonisateurs. Il introduisait des concepts qui allaient devenir fondateurs pour la pensée postcoloniale : le « partage de la raison », la « bibliothèque coloniale ». Je comprenais alors que le conflit d’Entre les eaux n’était qu’une infime manifestation d’une question bien plus large que Mudimbe explorait : comment penser, écrire et exister en tant qu’Africain dans un système de savoirs qui vous a longtemps défini de l’extérieur ? Pierre Landu était le microcosme ; le macrocosme était toute l’histoire intellectuelle du continent.
Ce qui me frappe aujourd’hui, en repensant à ce parcours, c’est la cohérence vertigineuse de son œuvre. Mudimbe, le romancier, et Mudimbe, le théoricien, ne font qu’un. Ils sont les deux faces d’une même médaille, celle d’une quête acharnée de la vérité à travers les décombres des récits imposés. Son écriture, qu’elle soit fictionnelle ou théorique, est un geste de libération. Il ne se contente pas de critiquer le regard de l’Occident ; il entreprend un travail titanesque de « défiguration » pour retrouver, sous les strates de représentations exotiques ou misérabilistes, la complexité et la pluralité des expériences et des systèmes de pensée africains.
Célébrer Mudimbe, ce n’est pas seulement honorer un grand écrivain. C’est reconnaître l’architecte d’un nouveau langage critique. Il nous a offert les outils pour démonter les mécanismes de notre propre aliénation intellectuelle. Il a montré que les « eaux » entre lesquelles nous naviguons – tradition et modernité, spiritualité et matérialisme, Afrique et Occident – ne sont pas des fossés infranchissables, mais les flux constitutifs d’une identité dynamique et mouvante. Son héritage est une invitation permanente à l’auto-examen, à la méfiance envers les évidences, et au courage de construire sa propre parole.
Je repense souvent à cet adolescent de quatorze ans, assis devant le tourne-disque, absorbé par la voix qui narrait les tourments d’un prêtre. Je ne pouvais pas saisir, sur le moment, toute la portée de ce à quoi j’étais en train de m’exposer. Mais la graine était plantée. Mudimbe m’a appris que les plus grands combats se mènent d’abord dans l’arène de la conscience, et que pour comprendre le monde, il faut commencer par interroger les récits qui le fondent. Aujourd’hui, son œuvre reste un phare. Dans un monde où les identités se crispent et où les discours simplificateurs prospèrent, la pensée « mudimbienne » nous rappelle la nécessité de l’ambiguïté, de la nuance et de la complexité. Elle nous enseigne que l’on peut être pleinement enraciné dans sa culture tout en étant un citoyen du monde, un critique de toute orthodoxie. Valentin-Yves Mudimbe n’est pas seulement un érudit congolais ; il est un trésor pour l’humanité tout entière, un guide pour tous ceux qui, où qu’ils soient, se sentent « entre les eaux » et y voient, non une malédiction, mais la condition même de la liberté et de la création.
Joseph KINDUNDU MUKOMBO
Ancien élève de l’école des Frères Joséphistes de Kinzambi
Diplomate et Chercheur
Téléphone : +79850626254
E-mail : jmkindundu@gmail.com

